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Ma Loute de Bruno Dumont

Affiche de Ma Loute de Bruno DumontJe suis allée voir Ma Loute de Bruno Dumont, film qui vient d’être présenté au festival de Cannes.

L’histoire : été 1910, sur la côte du Pas-de-Calais, dans la baie de la Slack. D’un côté, les locaux, et la famille Brufort, pêcheurs de moules et passeurs du bras de mer pour les touristes venus de Lille, Roubaix et Tourcoing : le père [Thierry Lavieville], la mère [Caroline Carbonnier], les quatre garçons dont Ma Loute [Brandon Lavieville], l’adolescent. De l’autre, la famille d’industriels qui vit dans une somptueuse villa qui domine la baie: André, le père [Fabrice Luchini], Isabelle, la mère [Valeria Bruni Tedeschi], leurs deux filles, Billie la cousine [Raph], bientôt rejoints par le frère de la mère, Christian [Jean-Luc Vincent] et Aude [Juliette Binoche] la sœur du père et mère de Billie, tous les adultes étant cousins. Au milieu, des touristes ont disparu et l’inspecteur Alfred Machin [Didier Despres], en « léger surpoids », mène l’enquête avec son adjoint, Malfoy [Cyril Rigaux].

Mon avis : si vous avez vu la série P’tit Quinquin, du même réalisateur, sur Arte, ce film est dans la même veine, mêlant absurde et sérieux. Si vous avez vu la série et ne l’avez pas appréciée, il vaut mieux éviter d’aller voir ce film, qui peut déranger s’il est pris au premier degré (un couple de spectateurs est sorti de la salle au milieu du film) Le maire de Wissant, qui avait protesté pour la série, ne va pas aimer 😉 . Les acteurs sont méconnaissables, normal, me direz-vous, pour une prosopagnosique, mais il m’a fallu un long moment pour reconnaître Fabrice Luchini (en fait, c’est sa voix que j’ai reconnue) et je n’ai pas du tout reconnu Juliette Binoche, qui fait pourtant partie des visages que je « travaille » en rééducation, ni Jean-Luc Vincent, qui jouait Paul Claudel dans le précédent film de Bruno Dumont, Camille Claudel 1915. Les paysages de la baie et du cap Blanc-Nez, avec sa lumière si particulière, sont splendides (et vous donneront peut-être envie de passer vos vacances sur les grandes plages de sable de la Côte d’Opale). Les chutes en tous genres – on tombe beaucoup dans ce film, en dévalant la dune, en tombant de grand bi, de char à voile, du transat, etc. – provoquent de vrais rires, contrairement aux quelques scènes de cannibalisme. Beaucoup de sujet sont abordés franchement ou suggérés: l’inceste (et sa justification), la consanguinité, le dur labeur des pêcheurs de moules qui contraste avec l’ennui et l’oisiveté des « touristes », l’ambiguïté sexuelle (Billie est-elle une fille qui se déguise en garçon, comme elle le clame, ou un garçon qui se sent fille?), la moquerie sur l’accent (ch’ti ici, mais ça pourrait être n’importe lequel), etc. Un film que j’ai beaucoup aimé, mais je comprendrais qu’il dérange et ne plaise pas à beaucoup de spectateurs…

Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé

Logo de pioché en bibliothèqueCouverture de Mangez-le si vous voulez, de Jean TeuléL’autre jour, Maryse m’a prêté une bande dessinée, Le singe de Hartlepool de Wilfrid Lupano (scénario) et Jérémie Moreau (dessins et couleurs). Cette histoire m’a rappellé une autre affaire de bouc émissaire, abordée il y a fort longtemps dans un cour d’ethnographie, l’affaire de Hautefaye en Dordogne, quand en 1870, tout un village a massacré et mangé le phillanthrope du village, Alain Romuald de Monéys d’Ordières, dans un contexte de guerre de 1870 (un de ses parents avait lu le journal et les propos avaient été traduits comme « pro-Allemands », lui-même avait refusé sa réforme ou de revendre son mauvais numéro et devait partir prochainement au front), les habitants avaient été condamnés (21 jugés, 4 condamnations à mort, plusieurs aux travaux forcés). Cette affaire a été beaucoup étudiée et romancée (dernièrement par Jean Teulé), et abondamment relayée dans la presse de l’époque et dans divers livres dès les années 1870 (voir le compte rendu dans la presse poitevine, Le journal de la Vienne, des Deux-Sèvres et de la Vendée, dès le 18 août 1870, suivre le lien et aller à la vue numérisée n° 17, page de droite, colonne de droite). Hautefaye est aujourd’hui un charmant village limitrophe de la Charente avec une belle église en grande partie romane. Et si vous y allez, faites aussi par exemple un détour en Charente, pas très loin, à Charras, Villebois-Lavalette, Combiers, Sers ou Marthon (j’ai fouillé tout à côté, à La Quina aval, à Gardes-le-Pontaroux). Grégory vous recommandera sans doute plutôt le château de la Rochebeaucourt (voir son article dans l’Actualité Poitou-Charentes n° 101, été 2013, p. 104 et suivantes), qui doit être à une petite dizaine de kilomètres de Hautefaye.

En passant au rayon large vision de la médiathèque l’autre jour, j’ai trouvé le livre de Jean Teulé et l’ai vite lu, il est tout petit… même par tranche de 20 à 30 minutes deux fois par jour, j’en suis facilement venue à bout!

Le livre: Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé, éditions Julliard, 2009, 144 pages, ISBN 9782260017721 (lu en large vision aux éditions Libra Diffusio).

La quatrième de couverture:

« Le mardi 16 août 1870, Alain de Monéys, jeune Périgourdin intelligent et aimable, sort du domicile de ses parents pour se rendre à la foire de Hautefaye, le village voisin.
Il arrive à destination à quatorze heures.
Deux heures plus tard, la foule devenue folle l’aura lynché, torturé, brûlé vif et même mangé.
Pourquoi une telle horreur est-elle possible ? Comment une foule paisible peut-elle être saisie en quelques minutes par une frénésie aussi barbare ? »

Mon avis: J’ai été déçue par ce livre. Peut-être est-ce dû à ma mémoire, au souvenir qu’avait laissé il y a plus de vingt ans un cours d’ethnographie qui portait sur les phénomènes de bouc émissaire (et sur le cannibalisme). Jean Teulé fait un récit certes très vivant et cruel de ces faits, mais n’aborde pas les causes ni n’éclaire le phénomène, un groupe qui perd pied jusqu’au plus terrible des actes, la mise à mort d’un voisin, dans un contexte difficile, sécheresse et guerre contre l’Allemagne. Certes, le lecteur comprend le phénomène de la foule déchaînée, mais je trouve qu’à donner les faits bruts sans analyse, l’auteur ne fait que stigmatiser un village de la France profonde, qui a failli être rasé de la carte sur ordre préfectoral, sans montrer que dans l’absolu, ce phénomène répond à un concours de circonstances et à des croyances (la peur de l’autre) qui pourraient toujours se reproduire aujourd’hui. Pour ceux que la petite histoire intéresse plus que l’analyse des faits, leur cause et les phénomènes qui peuvent y conduire, je vous recommande plutôt un récit écrit peu après les faits, daté mais qui montre mieux l’ambiance, sur Gallica Ce que j’ai vu du 7 août 1870 au 1er février 1871, l’agonie de l’empire, le 4 septembre, le dictateur Gambetta de Alcide Dusolier. Vous y comprendrez mieux les défaites successives de la guerre de 1870 (Sedan qui a mené à la chute du Second Empire le 4 septembre 1870) et pourrez y lire un point de vue particulier sur Léon Gambetta, Hautefaye y est présenté (chapitre III, pages 17 et suivantes, 20 et suivantes sur la version en pdf) comme… la dernière manifestation bonapartiste.

Les cahiers ukrainiens de Igort

Couverture de Les cahiers ukrainiens de Igort pioche-en-bib.jpgFlo m’avait parlé de ce livre dans un commentaire, je l’ai immédiatement réservé en ligne à la médiathèque car il était emprunté…

Le livre : Les cahiers ukrainiens, mémoires du temps de l’URSS de Igor Tuveri, dit Igort (scénario et dessin), éditions Futuropolis, 2010, 176 pages, ISBN 9782754802666.

L’histoire : 1932-1933 en Ukraine. Interrogés en 2009/2009, un certain nombre d’Ukrainiens témoignent de leur vie au temps de l’Union soviétique et surtout du Holodomor, le génocide par la faim des années 1932-1933. Parce que les petits paysans propriétaires ukrainiens (les koulaks) résistaient depuis 1928 à la collectivisation voulue par Staline, le pouvoir soviétique a organisé la famine en confisquant (réquisitionnant) les animaux et les récoltes. Rien n’est épargné au lecteur, les charrettes de cadavres, la nécrophagie et le cannibalisme après assassinat des plus faibles, les personnes qui meurent pour avoir mangé tout ce qu’elles trouvent, comestible ou pas. Les années suivantes de l’Ukraine soviétique sont abordées plus brièvement, avec une sorte d’âge d’or, Tchernobyl et jusqu’à l’abandon des terres aujourd’hui…

Mon avis : Beaucoup trop de fautes dans le lettrage. Lorsque j’ai participé à des fouilles en Ukraine tout juste indépendante (il y a presque vingt ans maintenant, c’était dans l’est de l’Ukraine, dans une zone non contaminée par Tchernobyl donc, puisque les vents avaient poussé les particules vers l’ouest), j’avais pu constater l’importance de cette famine organisée et sa place dans la mémoire des Ukrainiens, qui se battaient déjà pour qu’elle soit reconnue comme un génocide. Les Ukrainiens revendiquent 7 à 10 millions de morts, les historiens les estiment plutôt à 2,5 à 5 millions. Mais dans la même période et encore en 1946-1947, il y a eu d’autres famines en Union soviétique qui ont fait aussi des millions de morts. Le terme de génocide (qui implique une volonté planifiée d’extermination d’un peuple ou d’un groupe de personnes) est lui aussi discuté par les historiens, mais reconnu par le parlement ukrainien depuis 2006. Le parlement européen a qualifié en 2008 cette famine de crime contre le peuple ukrainien et contre l’humanité, sans prononcer le mot de génocide (voir ici la résolution adoptée). Cela étant, cette famine a fait des millions de morts et a bien été organisée. Cette bande dessinée aborde donc un sujet important pour les Ukrainiens, la forme revendiquée (la transcription de témoignages dont la date est clairement indiquée, à la manière d’une enquête ethnographique) est originale. Les personnes interrogées sont âgées, étaient enfants au moment de la famine.

Logo top BD des blogueurs 2011 Cette BD sera soumise pour le classement du TOP BD des blogueurs organisé par Yaneck / Les chroniques de l’invisible. Mes chroniques BD sont regroupées dans la catégorie pour les BD et par auteur sur la page BD dans ma bibliothèque.