Mémoire individuelle (Boris Cyrulnik) et mémoire collective (camp de la Chauvinerie à Poitiers)

Couverture de Sauve-toi, la vie t'appelle de Boris Cyrulnik

Un livre lu chez mon père lors de mon dernier séjour.

Le livre : Sauve-toi, la vie t’appelle de Boris Cyrulnik, éditions Odile Jacob, 2012, 291 pages, ISBN 9782738128621.

L’histoire : Bordeaux, 1944. Boris Cyrulnik est né en juillet 1937. Le 9 janvier 1944, il est arrêté dans une rafle de juifs à Bordeaux. Il était alors caché chez une institutrice, Marguerite Farge. Il se rappelle sa mère, qui l’a placé dans une pension pour tenter de ses sauver, de son père, engagé volontaire dans la légion étrangère, blessé, arrêté comme juif, à qui il a pu rendre visite dans un camp (en 1942?) avant sa déportation. Après la rafle, les juifs ont été rassemblés dans la synagogue, le jeune Boris réussi à se cacher dans les toilettes puis à s’échapper grâce à la bienveillance d’une infirmière sous les jupes d’une femme mourante, commence alors la vie d’un enfant caché sous le nom de Jean Laborde jusqu’à la fin de la guerre. Après guerre, il est contraint au silence et au secret, personne ne le croît… Ce n’est que bien plus tard, à l’occasion de conférences, d’émissions de télévision, qu’il est contacté par d’autres protagonistes de ses jours sombres et peut confronter ses souvenirs à la réalité, la reconstruction de la mémoire, les occasions perdues d’avoir d’autres informations, le procès Papon…

Mon avis : en tant que psychiatre, Boris Cyrulnik a théorisé et expliqué la résilience, cette capacité des traumatisés à vivre avec leur passé, quitte à recomposer la réalité pour qu’elle soit vivable. S’il a plusieurs fois parlé ces dernières années de son propre passé, c’est la première fois que l’auteur raconte sa propre histoire en l’analysant, en confrontant ses souvenirs à la réalité, en racontant la longue phase d’enterrement des souvenirs (insoutenables pour ceux à qui il a tenté de raconter), puis leur lente remise au jour et confrontation à la réalité qui se révèle au fil des rencontres. Les grandes lignes n’ont pas changé, mais les détails, si, ainsi, l’infirmière qui l’a cachée n’était pas blonde mais brune, etc. Reste une incertitude pour lui, dans ses souvenirs, il se voit beaucoup plus petit (3/4 ans) qu’il n’était en réalité (6 ans). Ayant raté une rencontre avec une personne qui aurait pu l’éclairer sur ce mystère, celui-ci restera entier… Mais avant la rafle de janvier 1944 dans laquelle il a été arrêté, il y en a eu bien d’autres à Bordeaux, notamment en 1942, celles-ci se sont-elles superposées dans sa mémoire à celle de 1944? Un texte très intéressant, ici sur la mémoire individuelle, mais il faudrait aussi s’interroger sur la mémoire collective.

Au sujet de la mémoire collective, à Poitiers, quel processus a abouti à l’oubli quasi total du camp de la Chauvinerie, près de la caserne Ladmirault? Ici, on parle du camp de la route de Limoges, mais jusqu’à récemment (fouilles archéologiques préalables à la zone des Montgorges), pas du Frontstalag 230 (camp d’internement allemand), où fut interné Léopold Sédar Senghor et qui est devenu, en 1945, un camp d’internement de prisonniers allemands où des centaines d’entre eux, parmi lesquels 100% des enfants, sont morts, une partie lors du transfert, puis suite à l’accaparement des vivres par les responsables du camp : voir en 2002 l’article de Loïc Rondeau, Prisonniers et civils allemands dans la Vienne (1945-1948) (Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 109, n° 4, 2002, p. 217-227), un article publié en 2005 de Denis Peschanski intitulé Morbidité et mortalité dans la France des camps (paru dans « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, Isabelle von Bueltzingsloewen (dir.), Rennes, PUR, 2005, p. 201-212), et les études encore inédites suite aux fouilles de 2008 (compte rendu au cours d’une conférence lors des journées du patrimoine 2012, mais toujours pas de publication)… Comment toute une ville, y compris les associations d’anciens combattants (il ne figure pas dans la liste des camps d’internement de la Vienne édité par l’office national des anciens combattants, peut-elle avoir oublié voire nié l’existence de ce camp???

Alors qu’un camp de prisonniers allemands a fait l’objet d’une vraie fouille donnant de nombreuses informations en Normandie en 2006 (camp de la Glacerie à La Motterie), le camp de la Chauvinerie à Poitiers a été livré aux constructeurs sans prescription de fouilles après les sondages de diagnostic… un nouveau quartier est en train de voir le jour, et pour l’instant, pas même un panneau n’est prévu pour rappeler le passé à jamais détruit de ce site… Les historiens (poussés ici par les archéologues) s’exprimeront-ils enfin dans une revue spécialisée ou une revue grand public sur le sujet? Au moins, les Archives départementales ont mis en ligne un inventaire des sources disponibles… [PS la mise en ligne de cet article est parue une grosse synthèse de Véronique Rochais-Cheminée, Sonia Leconte et Jean Hiernard, Des camps oubliés de la Seconde Guerre mondiale dans la Vienne, Revue historique du Centre-Ouest, t. XII, 2014, p. 7-87].

Sur des sujets voisins, voir:

– Maus, un survivant raconte : tome 1 : mon père saigne l’histoire ; tome 2 : Et c’est là que mes ennuis ont commencé, de Art Spiegelman

La rafle de Roselyne Bosch,

Logo rentrée littéraire 2012

Ce livre entre dans le cadre du défi 1% de la rentrée littéraire organisé à nouveau cette année par Hérisson.

 

9 réflexions sur « Mémoire individuelle (Boris Cyrulnik) et mémoire collective (camp de la Chauvinerie à Poitiers) »

  1. mamazerty

    j’ai lu il y a deux ou trois ans un article d’un psychiatre disant que la résilience n’est qu’affaire personnelle, il semble (d’après études sur un groupe de juifs américains) que si les rescapés résilients s’en tirent très bien, leurs descendants au bout de plusieurs générations comportent un nombre « anormalement » élévé de suicides et /ou malades psychiatriques,ou dépendants-alcool, drogues, psychotropes…-probablement dû au fait que les ancêtres rescapés des camps, pogroms etc….ne parlent pas facilement /pas du tout de leur histoire vécue…il y a là quelque chose que j’aimerais bien creuser si tant est que je trouve un ouvrage sur c e sujet….quant à ces vestiges de camp,voilà, çà va dans le même sens, et c e n’est pas en oubliant le passé qu’on va guérir le présent et bâtir le futur….

    Répondre
    1. Véronique D

      Sur le sujet, si tu ne l’as pas lu, je te conseille de lire Maus, de Art Spiegelman (voir Maus, un survivant raconte : tome 1 : mon père saigne l’histoire ; tome 2 : Et c’est là que mes ennuis ont commencé). Ses deux parents sont revenus des camps, sa mère s’est suicidée, il a dû extorqué son histoire à son père des dizaines d’années plus tard… Et aussi Métamaus (je n’en ai pas encore parlé sur le blog), un gros album qui raconte son histoire, paru il y a deux ans.

      Répondre
  2. Dane

    Tu me donnes envie de lire ces bouquins mais comme je ne lis pas à la même vitesse que toi il faut que j’achète sinon il faudrait que je les rende sans avoir lu l’intégralité.

    J’ai lu quelques livres de Boris Cyrulnick j’ai plus ou moins accroché.

     

    Répondre
    1. Véronique D

      j’ai lu quelques autres livres de Boris Cyrulnik, celui-ci est beaucoup plus personnel et très différent sur le ton, parce qu’il touche directement à son histoire personnelle… A la médiathèque, sauf s’il y a une réservation, tu peux renouveler une fois, ça fait 6 semaines de prêt si besoin… Bonne soirée!

      Répondre
  3. flo

    J’ai lu d’autres bouquins de B.Cyrulnic et je souhaite lire celui-là sur son histoire personnelle … Merci à toi d’en parler. Gros bisous et très bonne soirée pour toi Véro.

    Répondre
  4. danielle

    je n’ai en effet jamais entendu parler de cela; et le camp route de Limoges, je ne le connais que parce que j’ai vu la plaque, sinon… idem pour Rouillé… motus et bouche cousue… j’imagine que Poitiers n’est pas la seule ville dans ce cas… on a du mal hein!!!!

    Répondre
  5. Nini79

    J’aime beaucoup Boris Cyrulnik, à travers ses différents ouvrages sur la résilience. Je ne l’ai entendu qu’une fois parler de son passé. Je vais guetter à la bibli et leur demander s’il le faut de mettre ce livre dans les livres à acquérir.

    Bises et belle journée.

    Répondre

Répondre à flo Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.