Frontstalag et camp d’internement de Poitiers

Poitiers, emplacement du camp d'internement de la route de Limoges et plaque de la rue du Père Jean FleuryLes camps d’internement de Poitiers posent le problème de la question de la mémoire, même pour des événements relativement récents et pour lesquels il reste encore des témoins vivants. Ici en effet, on entend régulièrement parler du « camp de la route de Limoges », dont l’emplacement est signalé par une stèle située à l’emplacement du camp, au bord de l’avenue Jacques-Coeur (qui mène au campus universitaire) et un nom donné à la petite rue perpendiculaire, « Rue du Père Jean Fleury, aumônier du camp, 1905-1982 ».

Poitiers, stèle du camp d'internement de la route de Limoges
La stèle, inaugurée le 4 septembre 1985, porte deux plaques. Sur la première se trouve le texte suivant:

En ce lieu se trouvait le / « camp d’internement de la route de Limoges ». / Du mois de décembre 1940 à la libération, / le 5 septembre 1944, plusieurs milliers d’hommes, / de femmes, d’enfants, juifs ou tsiganes / et des résistants y furent entassés dans des / conditions inhumaines, avant d’être déportés / vers des camps de concentration / et d’extermination nazis.

La deuxième plaque a été ajoutée le le 16 juillet 1994 avec ce texte :

La République française / en hommage aux victimes / des persécutions raciste et antisémites / et des crimes contre l’humanité / commis sous l’autorité de fait / dite gouvernement de l’État français / (1940-1944) / N’oublions jamais.

Ce camp a été beaucoup moins étudié que le camp de Montreuil-Bellay (voir les références à la fin de mon article sur la bande dessinée Tsiganes, camp de concentration de Montreuil-Bellay de Kkrist Mirror), mais des cérémonies du souvenir y sont régulièrement organisées et des témoignages de tsiganes qui y ont été internés ont été récemment recueillis (voir les actions de la FNASAT / Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les Gens du voyage. N’oubliez pas que les Tsiganes n’ont pas été libérés en 1944, mais éloignés encore plus loin, jusqu’au camp d’Angoulême, d’où les derniers ne seront délivrés qu’en juin 1946 [PS: voir leur histoire romancée dans N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, de Paola Pigani, prix des lecteurs Poitou-Charentes 2014]…

L’AJPN consacre cette page au camp de la Route de Limoges, le VRID / Vienne, Résistance, Internement, Déportation en parle aussi… Voir aussi la référence bibliographique en fin d’article.

Poitiers, terrain entre les Montgorges et la Chauvinerie, emplacement du Fronstalag 230Le cas du deuxième camp (ou plutôt le deuxième lieu, où se sont succédé deux camps) est beaucoup plus délicat… Il n’apparaît pas du tout sur le site du VRID / Vienne, Résistance, Internement, Déportation [dernière consultation 5 mai 2013], ni dans la liste des camps d’internement de la Vienne édité par l’office national des anciens combattants, mais figure bien sur la page de la Vienne de l’AJPN, sur deux pages, le Frontstalag 230 et La Chauvinerie, mais avec des données très incomplètes. Son histoire a été remise en évidence récemment (en 2008), à l’occasion de sondages archéologiques préalables à l’aménagement de la Chauvinerie et des Montgorges, sur un terrain situé à l’ouest de Poitiers, entre les casernes de Ladmirault et l’aéroport de Biard. Des « anomalies » sur des photographies aériennes ont conduit le service régional de l’archéologie à prescrire des sondages archéologiques, menés par l’Inrap… et qui ont « redécouvert » le Frontstalag 230 et le camp de la Chauvinerie… pourtant parfaitement visibles sur les photographies aériennes de 1947 de l’IGN (institut géographique national) disponibles en ligne (se positionner sur Poitiers puis cliquer « remonter le temps). La découverte (fouilles archéologiques préalables à la zone des Montgorges), est cependant restée confidentielle, à part une conférence organisée par la Société des Antiquaires de l’Ouest au musée Sainte-Croix lors des journées du patrimoine en septembre 2012. Aucune publication depuis, même si le fond du camp déposé aux archives départementales de la Vienne (avec un inventaire en ligne) a été dépouillé par Jean Hiernard [PS: publication fin 2014 d’un gros article de Véronique Rochais-Cheminée, Sonia Leconte et Jean Hiernard, Des camps oubliés de la Seconde Guerre mondiale dans la Vienne, Revue historique du Centre-Ouest, t. XII, p. 7-87]. J’avais évoqué le sujet dans une première réflexion il y a quelques mois, après avoir lu Sauve-toi, la vie t’appelle de Boris Cyrulnik. Alors qu’un camp de prisonniers allemands a fait l’objet d’une vraie fouille donnant de nombreuses informations en Normandie en 2006 (camp de la Glacerie à La Motterie), le camp de la Chauvinerie à Poitiers a été livré aux constructeurs sans prescription de fouilles après les sondages de diagnostic… un nouveau quartier est en train de voir le jour (la partie centrale n’est pas encore commencée), et pour l’instant, pas même un panneau n’est prévu pour rappeler le passé à jamais détruit de ce site… Les historiens (poussés ici par les archéologues) s’exprimeront-ils enfin sur le sujet dans une revue spécialisée et/ou une revue grand public?

Sur ce lieu donc se sont succédé deux établissements.

Le Fronstalag 230 était un camp d’internement des prisonniers de guerre issus des troupes coloniales, administré par l’armée allemande. Parmi les prisonniers se trouvait Léopold Sédar Senghor, qui, avec l’interprète de l’administration du camp, Walter Pichl (un Autrichien qui avait travaillé sur des langues orientales), et ses camarades d’infortune, a lors de son internement proposé une transcription écrite du Wolof (parlé au Sénégal, en Gambie et en Mauritanie) et recueilli de nombreux contes et légendes. Il a raconté son internement dans un document exhumé en 2011, je vous invite aussi à (re)lire Hosties noires, écrit pendant la guerre et paru en 1948 (quatre des poèmes de ce recueil portent la mention « Frontstalag 230 »), réédité dans Œuvres poétiques (Point Seuil, n° 210, 1966, réédité de multiples fois). Léopold Sédar Senghor a été envoyé fin 1941 dans un camp disciplinaire dans les Landes avant d’être libéré pour cause de maladie en 1942. Le Frontstalag 230 a fonctionné du mois d’août 1940 au mois de février 1942. Le fichier des matricules (voir le répertoire) indique que plus de 12698 personnes sont passées par ce camp. Après cette date, les prisonniers sont regroupés dans le  Frontstalag 221 de Saint-Médard-d’Eyrans en Gironde, qui regroupe les anciens Frontstalag 221 sud (Bordeaux), 221 ouest (Renne), 135 (Quimper) et 230 (Poitiers) et renfermait les prisonniers des troupes coloniales détenues auparavant dans les  départements de la Vienne (partie occupée), des Deux-Sèvres, de la Charente-Inférieure, de la Charente (partie occupée), de la Gironde et de la Dordogne (partie occupée).

Le camp de la Chauvinerie, sous administration française, a été installé dans une série de baraquements adjacents et a accueilli des droits communs et des personnes destinées à la déportation. Cependant, les différents sites que j’ai consultés le confondent souvent avec le camp de la route de Limoges, il faudra donc attendre des publications sérieuses pour séparer ce qui relève de chacun des camps. Après la libération, il devient un camp d’internement de prisonniers allemands (avec aussi des malgré-nous alsaciens), dont l’actrice Dita Parlo (Gerda Kornstädt) qui, contrairement à ce que dit la légende et le non-lieu dont elle a bénéficié à la Libération, a été très proche des Nazis et de la Gestapo (voir le livre Un pedigree de Patrick Modiano). Des centaines d’entre eux (et tous les enfants) sont morts, une partie lors du transfert, beaucoup suite à l’accaparement des vivres par les responsables du camp : voir en 2002 l’article de Loïc Rondeau, Prisonniers et civils allemands dans la Vienne (1945-1948) (Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 109, n° 4, 2002, p. 217-227), un article publié en 2005 de Denis Peschanski intitulé Morbidité et mortalité dans la France des camps (paru dans « « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, Isabelle von Bueltzingsloewen (dir.), Rennes, PUR, 2005, p. 201-212), et les études encore inédites du rapport de sondage de 2008 (compte rendu au cours d’une conférence lors des journées du patrimoine 2012, mais toujours pas de publication)… Comment toute une ville, y compris les associations d’anciens combattants peut-elle avoir oublié voire nié l’existence de ce camp???

PS: sur ce camp de la Chauvinerie à Poitiers, voir aussi le témoignage de Paulette.

Véronique Rochais-Cheminée, Sonia Leconte et Jean Hiernard, Des camps oubliés de la Seconde Guerre mondiale dans la Vienne, Revue historique du Centre-Ouest, t. XII, 2014, p. 7-87.

Photographies de novembre 2012 (en compagnie de Grégory pour la Chauvinerie).

Pour aller plus loin :

Jacques Sigot, Un camp pour les Tsiganes à Poitiers, un camp de concentration oublié, une allée pour la mémoire, paru dans Le Picton, n° 204, novembre-décembre 2010, p. 9-10.

La Vienne pendant la seconde guerre mondiale sur le site de l’ONAC / office national des anciens combattants (avec une vue du camp de la route de Limoges)

La liste officielle des prisonniers de guerre est disponible sur Gallica, si vous avez la date où la personne que vous recherchez a été arrêtée et son nom, ça sera plus facile, même s’il y a un outil de recherche à partir de ce fichier numérisé sur Généanet. Le fichier des matricules par Frontstalag est consultable aux archives nationales (voir le répertoire).

Recham Belkacem, Les indigènes nord-africains prisonniers de guerre (1940-1945), Guerres mondiales et conflits contemporains, 3/2006 (n° 223), p. 109-125.

Sur le site officiel du ministère de la Défense, Chemins de mémoire, lire aussi les articles sur les Fronstalag et celui sur les prisonniers de guerre indigènes.

Et je ne l’ai pas encore lu, mais ça manque à ma culture générale:

Armelle Mabon, Les prisonniers de guerre indigènes, Visages oubliés de la France occupée, éditions La Découverte, 2010.

Et paru après la publication de cet article:

Véronique Rochais-Cheminée, Sonia Leconte et Jean Hiernard, Des camps oubliés de la Seconde Guerre mondiale dans la Vienne, Revue historique du Centre-Ouest, t. XII, 2014, p. 7-87.

9 réflexions sur « Frontstalag et camp d’internement de Poitiers »

  1. danielle

    si je ne me trompe pas il y a une conférence la semaine prochaine sur ce thème à Tercé, le jeudi pour la Chauvinerie. merci pour cet article, qui explique autant qu’il soulève de questions.

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  2. mamazerty

    je suis niaise alors je me demande pourquoi c e silence?????(suis allée relire ton article la dessus, as tu une piste d e réponse là dessus depuis?)
    oh purée, habiter sur un tel lieu d’angoisse et d e souffrance!!!!!!même sans le savoir….

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    1. Véronique Dujardin Auteur de l’article

      Je pense que c’est surtout dû aux accaparements, sujet encore plus tabou que l’internement des Allemands… d' »honorables résistants » pourraient être mêlés à ce trafic, qui a fait l’objet d’un procès avec un jugement très clément… Quant au Frontstalag, un vieux fond raciste? C’étaient surtout des étrangers noirs et arabes qui étaient internés… L’année prochaine, j’essayerai de mettre quelque chose sur le Frontstalag 231, à Parthenay puis Airvault (Deux-Sèvres), où la mairie communique sur le gouvernement polonais en exil, presque pas sur le Frontstalag… il y a juste un paragraphe sur leur site sur la nécropole nationale de 26 prisonniers étrangers.

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  3. Martine

    Comment se fait il que l on entende jamais parler de ce camp ? En tous les cas félicitations pour votre documentation. Vous avez quelque chose sur parthenay?

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  4. Roux

    Très bon article. Bravo. Je l’ai découvert en cherchant où allaient les prisonniers fait autour du 23 juin 1940.
    Les textes des Allemands, annotant les photos de Dangé et La Haye-Descartes, disent déjà que les prisonniers vont au Frontstalag 230 ! Tout était déjà prévu.

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  5. costumero Jean

    Je suis le fils d’Irène Perez internée à l’âge de 8 ans en provenance d’Espagne en 1939. Existe il une association de mémoire des internés de ce camps de Poitiers svp ? Merci de votre réponse. Juan

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